“Au Brésil, état d’urgence pour les Yanomami” (Le Monde no original)

Homme au cours d'une présentation cérémonielle Yanomami. Amazonas, 1997. Luis Donisete Benzi Grupioni
Homme au cours d’une présentation cérémonielle Yanomami. Amazonas, 1997. Luis Donisete Benzi Grupioni

Par Nicolas Bourcier (Surucucu (Brésil) envoyé spécial) – Le Monde

C’est une bataille silencieuse, âpre, qui se déroule au coeur de l’épaisse forêt amazonienne, le long de la frontière vénézuélienne, sur ces hauts plateaux brésiliens aux nuits fraîches et aux journées baignées de sueur. Seuls les enfants, “habillés de soleil”, comme disent pudiquement les prêtres missionnaires, semblent n’accorder aucune importance au spectacle alentour.

Partout, la fatigue se lit sur les visages. Ils sont une vingtaine d’hommes et de femmes, assis sous une large toile, à l’abri dans un semblant d’ombre. Plus bas, d’autres s’entassent dans les tentes, couchés dans leur hamac ou accroupis autour d’un feu allumé pour chasserles moustiques et chauffer les galettes de manioc.

Ils parlent peu. Regards inquiets et gestes élémentaires au-dessus des ventres enflés par la verminose, les pieds souvent rongés par les vers. Plus d’une centaine de Yanomami viennent chaque jour sur cette petite colline de la serra de Surucucu, à l’ouest de l’Etat de Roraima, pour se faire soigner par une équipe de médecins bénévoles. Ils arrivent à pied après parfois quatre jours de marche, ou en petit avion monomoteur affrété par les Expéditionnaires de la santé (EDS), une étonnante ONG de Campinas, près de Sao Paulo.

Pour la deuxième fois en onze ans, elle s’est installée une semaine avec ses salles d’opération mobiles sur ces terres où 16.000 Yanomami vivent dans la préhistoire du pays, ou plutôt sur son autre versant. Formidable poste d’observation des maux du moment, l’endroit tient d’une forteresse ouverte d’où les Indiens n’ont pas encore été totalement délogés de leurs aires de chasse et de cueillette par l’avancée des fronts pionniers. “Mais leur situation est préoccupante, observe Ricardo Affonso Ferreira, orthopédiste, fondateur et animateur du projet. Elle s’est même dégradée.”

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Le nom collé à l’aide d’un ruban adhésif sur la poitrine, une charlotte bleue sur la tête, Mauas est un patient ordinaire. Comme la plupart, il ne connaît pas son âge. Comme beaucoup, il vient consulter un médecin pour la première fois. Mauas s’attend à être opéré d’une cataracte. Un mal qui letourmente depuis une dizaine d’années et l’empêche deprendre part aux activités traditionnelles des hommes yanomami. Un quotidien devenu d’autant plus inconfortable que les chercheurs d’or, partis pendant des lustres, sont revenus à proximité de son village. “Ils polluent à nouveau notre rivière, dit-il, bouleversent notre environnement, créent des conflits permanents, en toute impunité.”

Une femme de la tribu des Yanomami reçoit des soins en Amazonie, en novembre 2010. Ricardo Moraes, Reuters
Une femme de la tribu des Yanomami reçoit des soins en Amazonie, en novembre 2010. Ricardo Moraes, Reuters

Des mots secs et tranchés, répétés par la plupart de ses compagnons, qui laissent apparaître une souffrance grandissante et un sentiment croissant d’abandon. “Les Yanomami sont sous pression permanente, affirme Rogerio Duarte do Pateo, anthropologue et professeur à l’université fédérale du Minas Gerais, qui accompagne l’expédition d’EDS. Il y a non seulement la détérioration des services de santé de base, et les manoeuvres de plus en plus fortes des autorités pour tirer profit de ces espaces, riches en ressources minières, mais également la violence des garimpeiros, ces orpailleurs qui, avec la crise et la montée du prix de l’or, s’installent à nouveau dans la région.”

Jusqu’au début du XXe siècle, les Yanomami s’imaginaient seuls au monde, ou presque, protégés par les contreforts de la vallée de l’Orénoque, au nord, et par les affluents des Rio Branco et Rio Negro, au sud. Les premiers contacts avec les Blancs, collecteurs de produits forestiers, voyageurs étrangers, militaires ou agents de protection des Indiens, remontent aux années 1930. Au cours des décennies suivantes, des missions catholiques et évangéliques s’établissent à la périphérie de leur territoire, source d’échanges mais également d’épidémies meurtrières. Au début des années 1970, les Indiens sont menacés par le projet de construction d’une route transamazonienne – la Perimetral Norte. Il est abandonné. S’ensuit, au milieu des années 1980, une ruée vers l’or. Quelque 40 000 orpailleurs envahissent la région avec leurs machines pour racler le lit des rivières etconstruire des pistes d’atterrissage. Plus d’un millier de Yanomami meurent – environ 13 % de la population –, décimés par les maladies apportées par les garimpeiros.

Sous l’effet conjugué de pressions internationales, d’actions locales et d’alternance politiqueà Brasilia, l’invasion des orpailleurs est endiguée à partir des années 1990. Les autorités fédérales légalisent leur territoire, en 1992, sous le nom de Terra Indigena Yanomami : 96 650 km² – une superficie légèrement supérieure à celle du Portugal – sur lesquels vivent 300 groupes.

En 1999, c’est l’âge d’or. Le gouvernement décide de transférer sur le terrain la gestion des services sociaux et de santé aux ONG, plus en prise avec les populations locales. Mais l’expérience fait long feu. Le gouvernement Lula inverse le mouvement en 2004 et redonne les clés à l’Etat fédéral. Les budgets augmentent, mais le système perd en qualité. Des cas de corruption sont dénoncés. Les épidémies sont enrayées grâce à la quarantaine de postes de santé disséminés sur le territoire, mais les premiers soins font de plus en plus défaut. Absentéisme, manque d’appareils, infrastructures en panne : la Maison de l’Indien, située dans la périphérie de Boa Vista, capitale de l’Etat, est révélatrice des carences du système. Quotidiennement, l’institution voit s’entasser près de 500 malades, en attente d’une intervention à l’hôpital public de la ville. Compter deux à trois semaines de séjour, au mieux.

Davi Kopenawa hausse les épaules. Chaman respecté et porte-parole yanomami depuis trente ans, il accompagne lui aussi l’expédition. “Avant, nous étions nomades, davantage mobiles pour chasser et chercher de quoi nous nourrir, glisse-t-il. Sous la pression des garimpeiros, nous sommes devenus plus sédentaires, ce qui est moins bon pour la nourriture et la santé.” Et d’ajouter : “L’or, les diamants, et même l’uranium que convoitent les grandes entreprises doivent rester dans le sol. Ils appartiennent à la terre, c’est elle qui nous nourrit.”



BOULEVERSÉ PAR LES VIOLENCES

L’homme est un révolté au langage brûlant, indigné par les deuils de sa famille, décimée par les infections. Bouleversé par les violences qui accompagnent l’arrivée des garimpeiros, soutenus par les réseaux de trafiquants qu’il ne cesse de dénoncer. Rendu encore plus célèbre par son livre, La Chute du ciel (“Terre Humaine”, Plon, 2010), coécrit avec l’anthropologue français Bruce Albert, il peut dresser pendant des heures l’inventaire des dangers auxquels les siens sont exposés. “Il y a des Brésiliens qui nous appuient et des étrangers, ailleurs dans le monde, dit-il. Mais les gens qui habitent près de chez nous restent nos ennemis, eux et leurs puissants soutiens.”

Aujourd’hui, on estime le nombre de garimpeiros à plus de 1.300. Une hausse continue depuis 2009, selon la Fondation Nationale de l’Indien. “Des raids de la police sont effectués, certaines pistes de la région dynamitées, mais insuffisamment et pas assez en profondeur. Ils reviennent”, explique Fiona Watson, de Survival International, organisation de protection des conditions de vie des peuples premiers.

“Les menaces se sont succédé, avec des moments de reflux, mais actuellement on ressent une poussée générale, favorisée même par les plus hautes sphères de l’Etat”, souligne le professeur Duarte do Pateo. Soutenus par les compagnies minières et les lobbys agricoles, quelque 70 projets de loi permettant l’exploration des territoires indiens reposent sur la table du législateur, à Brasilia. La région qui concentre le plus grand nombre de demandes est la terre yanomami.

Une réunion a encore eu lieu, le 11 septembre, entre des ministres et une trentaine de députés de la bancada ruralista, le “lobby de l’agrobusiness”, venus défendre un texte visant à changer les règles de démarcation des terres indigènes. Un autre projet vise à lessuspendre. Il a été concocté par la sénatrice Katia Abreu, présidente de la Confédération nationale de l’agriculture, connue pour sa proximité avec des membres du gouvernement de Dilma Rousseff. Le contexte a de quoi inquiéter : les derniers relevés indiquent une augmentation de 437 % de surface déboisée en Amazonie depuis la réforme du code forestier adoptée en mai 2012. Verdict sans appel de l’universitaire : “La présidente est issue de cette gauche dont le modèle repose sur le progrès économique et la justice sociale. Un modèle dont sont exclues les cultures primitives.”

Avocate endurcie par des années de procédures aux côtés des Yanomami, Ana Paula Caldeira Souto Maior renchérit:  “J’ai l’impression que nous sommes revenus vingt-cinq ans en arrière. L’actuel gouvernement se penche sur l’Amazonie comme le faisaient les militaires du temps de la dictature, c’est-à-dire exclusivement à travers le prisme desressources naturelles, de la croissance et du développement.”

Sur la petite colline de Surucucu, Davi Kopenawa s’apprête à aller se coucher. Il remercie les médecins d’EDS assis autour de lui. Dans quelques jours, lorsqu’ils seront partis, un médecin cubain devrait s’installer ici dans le cadre du programme gouvernemental “Mais Médicos”. Ils seront cinq sur tout le territoire yanomami. Davi Kopenawa trouve cela bien.

Mais il veut préciser quelque chose. Sur sa rencontre, justement, avec Dilma Rousseff, fin août. Il dit n’avoir reçu aucune promesse d’avenir, seulement l’indication qu’elle allait agirdans le cadre de la Constitution. Nouveau haussement d’épaules. Elle doit faire attention, la nature entend tout. Et surtout, elle n’oublie rien.” [Grifo TP]

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